Présentation de Vie et aventures d’Alexis Zorba*, par Kostas Varnalis.

«Βίος κ’ η πολιτεία του Αλέξη Ζορμπά», του Κ. ΒΑΡΝΑΛΗ. «Ο ΡΙΖΟΣ της Δευτέρας» (23/12/1946)       

 

Le premier roman de Kazantzakis, Alexis Zorba*, écrit entre 1941 et 1943, parut en 1946. S’il rencontra un relatif succès dès le premier jour, la critique y resta indifférente, bien que l’auteur fût déjà connu et présent sur la scène littéraire depuis 40 ans. Seules deux publications de gauche se préoccupèrent du roman. Kostas Varnalis, un ami de longue date, fit paraître la sienne dans Rizo tis Defteras, dans une langue parfois heurtée et souvent imagée. (NDT)

 Un livre sérieux : Alexis Zorba , de l’un des écrivains sérieux du moment : Nikos Kazantzakis. Un écrivain de valeur. Un livre plein de qualités.

 

   Rares sont les moments, pour les critiques littéraires, de se réjouir en toute simplicité d’une bonne œuvre. Parce qu’une bonne œuvre laisse une grande marge de manœuvre à l’opinion du critique afin qu’elle soit, à sa discrétion, juste voire sévère.

   Alexis Zorba de Kazantzakis est une œuvre remarquable, non seulement dotée de nombreuses qualités, mais aussi d’une grande valeur. C’est une œuvre qui, par sa maturité, sa force et sa richesse nous délivre du raz-de-marée livresque de la médiocrité contemporaine. La richesse, la puissance et la maturité d’Alexis Zorba résident dans son contenu et dans sa forme. Une œuvre équilibrée et solide –reposant fermement sur la base sur laquelle l’écrivain l’a fondée. L’ensemble du livre est empreint de la joie de vivre –je dis bien « joie de vivre », en dépit de son pessimisme sincère. Beaucoup de vivacité, d’acuité dans l’observation de l’intériorité et de l’extériorité de l’Homme, un regard accru sur le monde dans ses aspects bas et élevés, des sentiments, de l’humour, de la sagesse et par-dessus tout un style sans défaut, personnel, tout en couleurs et luminosité, un exemple pour les « porte plumes à l’écriture facile », un chef d’œuvre de composition relevant du meilleur savoir-faire. Tous ces éléments guidés par la conscience anxieuse du créateur qui cherche la perfection et dans les moyens et dans les fins –de manière incessante.

   Le grand intérêt qu’on trouve à lire cette œuvre réside dans le fait qu’elle dessine le contour de l’Homme par tous les côtés. Mais ces qualités de l’auteur ne doivent pas nous inciter à passer sous silence ce que nous considérons comme des défauts. Le principal d’entre eux est que Kazantzakis étire en longueur son matériau, ou bien encore son caractère artificiel, auquel on a du mal à croire. L’œuvre, à la base réaliste, franchit les limites de la réalité et se déplace souvent dans la sphère du mythique, où les lois naturelles et psychologiques peuvent être transgressées, celles de la société, ignorées. L’auteur succombe toujours à cette faiblesse : rechercher à impressionner coûte que coûte, surtout par le recours à l’hyperbole. Ses héros sont des surhommes, le monde surnaturel.

   Alexis Zorba est un homme simple du peuple, qui court après l’aventure et a parcouru le monde, pratique tous les métiers, vit sans véritable domicile ; un homme sentimental, fier, esclave de la chair, immoral, et en outre philosophe. Il  forge des réflexions, des jugements et des apologues sur la vie, sur la mort, sur les hommes et sur Dieu, que seul un penseur invétéré pourrait forger. Sa prétendue sagesse populaire pleine de fougue repose en réalité sur une érudition livresque camouflée.

Alexis ressemble surtout à un alter ego de l’auteur lui-même. A l’instar de l’ascète Zacharias, qui jeûne et possède en lui un autre homme, Joseph, qui vit dans le péché et ne jeûne pas, Kazantzakis, d’après moi, possède en lui Alexis, qui parle et agit comme l’auteur ne parle pas, n’agit pas. Alexis est l’homme de l’affirmation ; l’auteur, celui de la négation –ou réciproquement. L’un ne peut se penser sans l’autre.

   Qui plus est, il ne faut pas s’en tenir à la dualité des personnages et des idées. Qui les réunira parviendra à la confirmation philosophique ultime que l’affirmation et la négation, la vérité et le mensonge, Dieu et le diable ne sont qu’une seule et même chose.

   Seul Alexis Zorba finit par atteindre ce but ultime : « Il évoluait dans les hauteurs, Zorba, là où le mensonge et la vérité se mêlent, et où on reconnaît qu’ils sont frère et sœur. » Ainsi, le bien vivant, le bien réel Zorba devient un être de fiction, une créature sortie d’un laboratoire, comme l’homoncule de Faust. On peut trouver une consolation dans le fait que, loin de la réponse du probable et du vraisemblable, Zorba dit et fait des choses incroyables, remarquables et inoubliables. De manière générale, l’ensemble du livre est semé de petites histoires, de mythes, d’apologues pleins de l’essence et de l’expérience de la vie. Seuls ces éléments précieux parviennent à donner à l’œuvre le poids des créations sérieuses. On en oublie que Zorba est un peu trop philosophe, que le faux mariage de Zorba, l’égorgement de la veuve, la mort d’Hortense sont des événements plus qu’improbables. On en oublie que le nihilisme pessimiste de l’auteur défait moralement le lecteur et paralyse l’action. On en reste à la valeur artistique sublime de l’œuvre, à la richesse qui réside dans sa sagesse et son érudition.

 

Traduction par Benoit Dercy (professeur de Lettres, adhérent à Phonie-Graphie ; remerciements à Matina Lourda et Nikos Graikos pour leurs conseils et leurs relectures)

1/7/2016

 

* Le titre original du roman est Vie et aventures d’Alexis Zorba. Les traductions françaises donnent Alexis Zorba, le titre Zorba le grec étant celui du film de Cacoyiannis sorti en 1964. La dernière traduction en français du roman, effectuée par René Bouchet, est parue en mai 2015 aux éditions Cambourakis. (NdT)