Sur les traces du temps...

Rencontre avec Dionysia Kopana, réalisatrice du film « Trace du temps » sur l'archéologue Giannis Sakellarakis

 

Nous avions rendez-vous devant le musée des arts islamiques. Au fil des heures qui ont suivi, Dionysia m'a conviée à un voyage dans le temps et dans la mémoire, peuplé de visages et de lieux disparus. Assises à la terrasse du café du musée, nous avions certes à nos pieds le site archéologique du Céramique ; mais en même temps, nous déambulions à travers les ruelles étroites d'Archanes et contemplions le plateau de Nida.

 

Dionysia Kopana est metteur en scène. Elle a étudié la psychologie et le cinéma à Athènes et l'histoire des arts à Florence et a suivi plusieurs séminaires sur le théâtre et le film documentaire, à Athènes et à Rome. Elle a travaillé pour la télévision, la publicité et le cinéma et a écrit des scénarios de documentaires et de courts métrages. Elle a dirigé la photographie de nombreuses productions et également participé à un grand nombre de festivals internationaux avec des œuvres comme «En lin» et « Céphise, mine éphémère ».

 

Giannis Sakellarakis était un archéologue grec, diplômé de l'Université de Heidelberg et membre du service archéologique grec depuis 1963. Il a dirigé les fouilles d'un grand nombre de sites minoens qui comptent parmi les plus importants, principalement en Crète, tels que la Grotte de Zeus, Zominthos, la nécropole minoenne de Fourni, près d'Archanes, Anemospilia ou le sanctuaire du « sommet », sur l'île de Cythère. Pour cette raison, son nom est indissociable de l'archéologie minoenne. A 27 ans, il est nommé maître de conférence en archéologie au musée d'Heraklion (1963-1968) et plus tard, il en devient le directeur (1980-1987). À Athènes, il fut à la fois maître de conférence et conservateur du département des collections préhistoriques (1970-1980) et sous-directeur (1987-1994) du musée archéologique national. Giannis Sakellarakis est mort le 28 octobre 2010.

 

Quand avez-vous rencontré Giannis Sakellarakis ?

 

J'ai entendu parler de Giannis Sakellarakis par mon père pour la première fois en 1979.

Ce qui m'avait impressionnée, c'est qu'il en avait renvoyé non seulement l'image d'un archéologue qui découvre des trésors et des sites archéologiques passionnants ; mais surtout il m'avait laissé le sentiment qu'une transcendance et un mystère émanaient de cet homme qui semblait avoir un rapport particulier au temps.

Ça m'avait enchantée. Depuis ce jour, j'ai suivi les travaux de Sakellarakis, je l'avais toujours présent à l'esprit avec l'idée que j'aimerais vraiment faire un film sur lui. Jusqu'à ce qu'un jour froid d'hiver, en 2009, je l'ai vu par hasard sur l'avenue Panepistimiou, qui traversait la rue. Suspendu entre le ciel et la terre !L'image du prêtre d'Anemospilia m'est venue à l'esprit[1]

Cette rencontre fortuite a agi comme un appel intérieur. J'ai compris que le moment était arrivé. Je l'ai rencontré chez lui, à Drosia. Je lui ai demandé l'autorisation de faire un film sur lui. Et pas sur sa vie. J'étais intimidée et très mal à l'aise. Je suis repartie trois heures plus tard, toute peur m'avait quittée, avec l'esprit et l'âme en ébullition. Et l'autorisation de faire le film !Mais le temps m'a manqué car Sakellarakis est mort en 2010. Malgré cela, l'envie de faire ce film ne m'a pas quittée. Sa compagne dans la vie comme dans le travail, Efi Sapouna-Sakellarakis m'a fait confiance et m'a permis de continuer.

 

Comment avez-vous décidé de réaliser un tel film ?

 

J'ai voulu commencer ce voyage, cette quête, dans les lieux même où il s'était rendu, dans les temps où il avait vécu, pour essayer d'approcher sa pensée. Pour voir à travers ses yeux. Pour entrer en contact avec ce qu'il cherchait dans les couches profondes de la mémoire, dans les spirales du temps. C'est ma démarche personnelle en ce qui concerne Sakellarakis. Également une forme d'archéologie. Existentielle, je dirais. La quête, le voyage, tout cela commence avec ce profond besoin intérieur de voir ce qu'on ne voit pas. C'est ce que fait un archéologue et ce que faisait également Sakellarakis. Je veux donner à voir un homme important, qui n'est plus là, et qui pourtant reste présent dans le temps. Je veux aller dans la région de la mémoire puisqu'il n'est plus là, vivant, devant moi. Je veux aller en arrière, là où il a vécu. Partir à la rencontre de celui qui exhume le passé pour unir le temps, les hommes. Partir à la rencontre de celui qui était habité par le temps, celui qu'émouvaient les choses simples, les hommes simples, le familier, le quotidien. Pour voir ce qu'il a laissé à ceux avec qui il avait tissé des liens et ainsi réussir à le comprendre, jusqu'à un certain point, parce que le comprendre totalement m'est impossible. Certaines choses doivent rester inexpliquées.

 

 

Que voulez-vous faire passer au public à travers ce film ?

 

Mon intention n'est pas de faire un film biographique classique en présentant les moments les plus importants de la vie de l'archéologue. Le but de Sakellarakis était d'ouvrir une brèche pour voir au-delà de ce qui est évident. Ce qui l'a habité toute sa vie, c'était la recherche des traces humaines dans l'éternité du temps. Le temps est d'ailleurs pour Sakellarakis un concept primordial, le problème existentiel majeur. Le temps et sa continuité. Il ne voyait pas le temps comme une ligne droite, mais comme une spirale, comme une succession de moments présents et se considérait lui même comme un instrument à son service. Il existe un vers de T. S. Elliot qu'il aimait beaucoup « Time past and time present are both present in the future ». J'essaie de montrer le chercheur en quête de tout ce qui se continue jusqu'à aujourd'hui, de ce destin commun que nous partageons; et comment finalement nous parvenons à l'union et à la liberté à travers la nature. Je veux mettre en lumière le monde particulier, la pensée de l'archéologue qui avait dépassé la science et réfléchissait presque en mystique.

 

Pourquoi ce titre pour votre film ?

 

Le film s'appelle « Trace du temps » parce que Sakellarakis lui-même voulait montrer à travers son travail la continuité des choses qui font toujours un cycle et aboutissent au point d'où elles étaient parties. Les hommes reviennent dans les lieux où ils ont vécu, habitent dans les bâtiments où ils ont habité, et finalement dans la mesure de leurs besoins. L'homme est son passé. La conscience de notre existence est liée à cette conscience d'avoir un passé. Parce que le sentiment des racines, d'appartenir à une terre, d'être posé quelque part, que nous ne sommes pas simplement laissés au hasard dans l'univers peut apaiser les souffrances. Parce que certaines choses donnent du sens à notre existence. Tout ce qu'on n'oublie pas existe. La mémoire est une lointaine antichambre de l'immortalité et peut-être le seul espoir d'une quelconque renaissance. A la fin, les fragments de temps se trouvent réunis, l'ordre des choses est restitué, la plénitude du temps où tout se rejoue inlassablement. Le film est aussi un questionnement sur les traces de Sakellarakis, dans les lieux et sur les hommes avec qui il s'était lié, ceux qui l'ont construit et qui ont formé sa personnalité mais qui dans le même temps ont été marqués par lui et pour lesquels cette rencontre a laissé une empreinte indélébile dans leur âme et dans leur pensée.

 

Comment avez-vous procédé pour mettre vos pas dans les empreintes laissées par Giannis Sakellarakis ? Vous l'avez retrouvé dans les récits de ses connaissances et de ses proches ? Avez-vous rencontré des difficultés ?

 

La recherche de la transcendance et de la spiritualité d'un être qui n'est plus là est de toute façon une entreprise difficile. Sakellarakis n'était pas un homme facile. J'ai rencontré des gens qui soit, ne voulaient pas entendre parler de lui, soit l'adoraient. Pas de réactions en demi-teinte. Parce qu'il était ainsi, lui aussi. Il pouvait tout aussi bien s'intéresser à toi et te soutenir de toutes les façons possibles, soit t'ignorer complètement. Mais c'était un homme authentique, ça ne l'intéressait pas d'être en bons termes avec tout le monde. Pour ceux qui ont travaillé avec lui, j'ai lu dans leur regard l'adoration qu'ils avaient pour lui. Ils ont évoqué avec gratitude tout ce qu'ils avaient réussi à apprendre à ses côtés, en passant de nombreux moments très difficiles, parce qu'il était très exigeant avec les ouvriers et ses collaborateurs. Ils m'ont confié qu'ils avaient surtout découvert leur propre « moi ». Comme il le disait lui-même, en reprenant une phrase de Marc Aurèle « Fouille à l'intérieur » pour exhumer, pour trouver d'abord en toi, et ça, ça ne peut être que difficile. C'est aussi ce que je ressens, c'est la même chose pour moi, en réalisant ce film. Avec l'aventure que représente son achèvement, j'apprends beaucoup sur moi. Je tire de moi-même, entre d'autres, des petits morceaux de moi. J'apprends continuellement de tout ça. En faisant ce film, je sens que je creuse en moi et que je tire des petits morceaux, des fragments de moi qui forment progressivement un tout. Le processus de fabrication d'un film est exigeant. Il ressemble beaucoup à une naissance. C'est un grand combat à l'intérieur de soi.

 

Quelle importance avait la nature pour Sakellarakis ?

 

Sakellarakis disait qu'il fallait se rendre dans la montagne pour comprendre la sérénité des minoens. La tranquillité du paysage. Il pensait que s'il laissait quelque chose à l'archéologie crétoise, ce serait cette dimension de la montagne : la perception aiguisée de ce silence minoen et la majestueuse tranquillité minoenne. Il était très soucieux de protéger la nature minoenne d'un éventuel prédateur. Pour lui, la découverte, c'était le lieu tout autour de la découverte. Il a été parmi les premiers à enseigner que l'archéologie et l'écologie doivent aller de pair, et cela, à une époque où ces problèmes environnementaux ne faisaient pas encore partie du débat, à partir des années 70. Ce n'était pas seulement la richesse des découvertes faites à Psiloritis qui l'intéressaient mais la richesse de la nature tout autour. Son rêve était que Psiloritis devienne une forêt archéologique, à la hauteur de la richesse physique et culturelle de la montagne. Il avait fait croître la flore tout autour du site archéologique de Zominthos, afin qu'elle soit la plus fidèle possible à la nature de l'époque minoenne. Chaque année, en même temps que l'avancement des fouilles, il plantait et élaguait les arbres avec ardeur et méthode. Il adorait s'asseoir sous l'aubépine, à côté du site des fouilles à Zominthos qui, grâce à l'énergie qu'il y avait déployée était devenu un monument à la gloire de la nature et c'était pour nous très important de filmer l'environnement physique (Ce n'était pas lui mais Dionysia et ses collaborateurs qui y accordaient une grande importance). La nature nous initie au monde de Sakellarakis. Le ciel étoilé de Psiloritis à travers la grotte de Zeus où la déesse crétoise renaissait chaque année, les nuages au dessus du sommet enneigé de Psiloritis, les arbres et le vivant, l'aspect anthropomorphique du mont Iouchtas tel qu’il apparaît à celui qui le voit de la mer. La nature autour du lieu des fouilles de Psiloritis irradie une forte énergie, je dirais sacrée. L'homme dépendait alors totalement de la nature, il la déifiait, comment pourrait-on ne pas y voir une force immatérielle qui sous-tend et constitue leurs œuvres ?

 

Où se sont déroulés les tournages ?

 

Nous avons tourné partout où Sakellarakis avait fouillé, en Crète, à Cythère mais pas seulement. Nous sommes montés au sommet du mont Lycée, en Arcadie parce qu'un peu avant de mourir Sakellarakis voulait y monter, qui sait ce qu'il voulait y observer et quelles affinités mystiques il tentait ici de surprendre, entre le Mont Lycée et Zeus Crétagène. Il s'agit d'une aventure, d'une petite odyssée qui a déjà pris quelques années maintenant. Mes collaborateurs et moi-même avons suivi ses traces à Psiloritis, à la Grotte de Zeus, nous sommes montés en direction d'Anemospilia, sur les lieux de cette découverte qui résume je crois tout le monde minoen, nous avons traversé la gorge des morts de Zakros, là où il s'est trouvé en tant que jeune chercheur en science de l'antiquité, assistant de Nicolas Platon, nous avons parcouru le cimetière de Fourni, près d'Archanes et le palais que beaucoup avaient cherché mais qui s'est révélé à lui. Nous nous sommes également rendus sur son dernier lieu de fouille, à Zominthos, son chantier préféré, la « prunelle de ses yeux » comme il l'appelait, et où aujourd'hui sa compagne et collaboratrice Efi Sapouna Sakellarakis continue leurs travaux. Malgré son absence, Sakellarakis était présent partout.

 

Le temps…Manolis Andronicos a dit qu'en archéologie le temps astronomique n'a pas d'importance particulière parce que les couches archéologiques s'enrichissent non pas du passage des jours et du temps mais de la création humaine, que du point de vue de l'archéologue la simple existence des hommes équivaut à la non-existence si l'esprit et la main ont cessé de produire. Un peu comme les œuvres humaines, gagnées par la décrépitude, perdues par le passage du temps ?

 

Je suis tout à fait d'accord. L'œuvre est mémoire. La mémoire et l'usure/la perte sont des notions contraires. La mémoire nous donne des racines, des raisons d'exister et une consolation, particulièrement aujourd'hui, où chacun a tendance à avoir une mémoire à brève échéance, et souvent irréelle dans la frénésie du rythme quotidien. La mémoire nous dit « arrête-toi, regarde, ressent », que nous ne sommes pas seuls, que nous ne sommes pas les seuls.

 

Sakellarakis a mentionné dans son livre « poésie de la fouille » qu'il avait décidé de se tourner vers l'archéologie pour trouver le gène préhistorique de Ictinos et de Callicrates, à l'origine des réalisations architecturales et artistiques. Et vous, comment en êtes-vous venue à vous occuper du septième art ?

 

Depuis toute petite, je voulais être archéologue. Pour sauvegarder la mémoire, pour faire des allers et retours entre les époques, pour essayer de comprendre, pour exorciser les pertes, les manques, pour éclairer ce que je ne peux pas faire dans le présent en regardant en arrière. Pour chercher les traces humaines. Finalement, je suis devenue réalisatrice. Parce qu'un metteur en scène fait ce que fait un archéologue. Théo Angelopoulos, son ami de très longue date, avait dit de Sakellarakis qu'il aurait pu être réalisateur étant donné qu'un archéologue est également condamné, sur chaque fouille, à se mesurer au vaste problème existentiel du temps.

 

Vous pouvez nous parler un peu de vos projets ?

 

D'abord, je dois préciser que « Trace du temps » n'est pas encore achevé. Il manque encore quelques petites prises de vues et bien sûr le montage. Mais dans les 4 mois qui viennent, nous pensons terminer le film. Je travaille également sur un autre projet, Elaionas, un quartier d'Athènes qui était autrefois planté d'oliviers ; « la belle banlieue », comme on l'appelait dans l'antiquité. C'est une balade dans un autre monde, dans un univers parallèle, un labyrinthe avec le temps comme monstre. Un road movie dans le temps et dans la mémoire.

 

Propos recueillis par Irini Tzoura   12/3/2017

Traduction : Joëlle Cantin

 

 

[1] On fait ici allusion à la découverte de trois cadavres humains sur le site d'Anemospilia, découverte sur laquelle se sont appuyés Efi et Giannis Sakellarakis pour conclure à l'existence de sacrifices humains.