Katerina Zekopoulos et les « giagiades » grecques

 

Au mois de novembre, Katerina Zekopoulos a pris la décision de présenter au public parisien la « giagia », la grand-mère grecque à partir de 12 portraits capturés par l’objectif de son appareil photo et c'est sous l'égide des « giagiades » que nous avons finalement fait sa connaissance. Il s’agit d’une jeune femme pleine d’énergie et passionnément en quête d'histoire, une histoire à hauteur d'hommes, celle que l'on ne trouve pas dans les livres d’histoire et dont la valeur se dérobe à toute estimation, celle qui découle des échanges humains et des liens qui se nouent. L’exposition de Katerina s'est tenue plus de deux mois à Paris et nous avons eu le plaisir de parler avec elle de ses photos, de ses ambitions et de ce qu'incarne pour elle la grand-mère grecque.

 

A.B. : Vous avez mentionné que tout est parti d'une phrase que votre père vous avait souvent répétée : « Ta giagia, c'est une usine ! Sans elle, on est fichus ! ». Parlez-nous un peu plus de la réalisation de votre projet. Quand en avez-vous pris la décision ? Quels ont été les premiers pas ?

 

Je me suis lancée dans l'aventure des grands-mères grecques fin 2014, après une année professionnellement riche. Mon contrat de travail prenant fin le 31 décembre, je me suis empressée de prendre mes billets pour la Grèce pour me donner une échéance. Départ le 16 février, retour le 16 avril : deux mois pile.

 

En janvier 2015, j'ai quitté l'appartement que je louais dans le 20ème arrondissement de Paris pour poser provisoirement mes valises chez ma mère. Pendant un mois, j'ai préparé mon départ : lectures, achat de matériel, stage de photo... Puis je suis partie. La suite du voyage a été façonnée par les rencontres que j'ai eu la chance de faire une fois sur place. Je crois que toute pratique professionnelle a quelque chose d'aliénant : à travers ce projet, je voulais me désaliéner, chercher du sens et une forme d'authenticité. C'était aussi une manière de renouer avec mes origines et avec la Grèce, « pays rêvé avant d'y vivre » comme dit Anguéliki Garidis1.

 

Ce projet vient de loin : des phrases que m'ont père m'a répétées et continue de prononcer à propos de sa mère, ma « giagia » ; de ma grand-mère maternelle, avec laquelle j'entretiens une relation étroite ; de mon admiration pour la capacité d'abnégation et le courage de certaines femmes... C'est plus qu'un projet : en ce sens, les 19 grands-mères que j'ai eu la chance d'interviewer m'inspirent et font sans forcément le savoir ni le vouloir partie intégrante de ma vie.

 

A.B. : Le portrait de votre grand-mère, figure-t-il aussi parmi ceux de l’exposition ?

 

Bien sûr ! C'est d'ailleurs un des portraits où le cadrage est le plus serré : comme si j'avais voulu à travers la photo témoigner de cette proximité entre nous, proximité notamment par le nom. Comme la plupart des Grecs, j'ai en effet hérité du prénom de ma grand-mère : « Katerina ».

 

J'ai pris cette photo d'elle dans le village où elle est née et où elle continue d'aller plusieurs fois par an, notamment pour rendre visite à sa sœur Anguéliki. Le jour où j'ai pris cette photo, une pure lumière d'hiver entrait par la fenêtre. Giagia s'est mise à rire, amusée de me voir shooter obsessionnellement. « Ti eimai, agalma ? », m'a-t-elle dit. « Tu me prends pour une statue ou quoi ? ».

 

Comme la plupart des grands-mères que j'ai rencontrées, ma giagia n'aime pas être prise en photo. Malgré sa résistance, je suis ravie d'avoir pu capter son sourire qui symbolise à mes yeux toute son humanité, sa générosité et son humour. J'ai beau essayer de la convaincre, elle n'aime pas cette photo : trop sombre, prise de trop près selon elle. Au contraire, je la trouve lumineuse !

 

A.B. : Et les grands-pères ? Quel rôle vous leur attribuez au sein de la famille grecque ?

 

C'est difficile à dire dans la mesure où la grande majorité des grands-mères que j'ai rencontrées sont veuves. A l'époque où elles ont vécu, les mariages arrangés étaient la norme en Grèce : on parle de « proxenio » pour désigner cette pratique. Il était ainsi fréquent que la différence d'âge entre les époux soit importante, le mari étant presque toujours plus âgé que la femme.

 

C'est sans doute une des raisons pour lesquelles le « papou » (« grand-père » en grec) est une figure moins emblématique que la « giagia ». Il suffit de taper « greek giagia » sur Google pour se faire une idée de l'importance des grands-mères dans l'imaginaire grec, Grèce et diaspora confondues.

 

Les grands-mères grecques sont une institution : par l'appui matériel, affectif et/ou économique qu'elles apportent à leurs enfants et petits-enfants, elles contribuent de manière significative à garantir une cohésion sociale ébranlée par huit ans de crise.

 

Quoi qu'on dise, chaque histoire est unique. C'est d'ailleurs une des raisons d'être de l'exposition : montrer l'unicité derrière chaque visage.

 

A.B. : Vous avez indiqué que les giagiades photographiées viennent d’Athènes, du Péloponnèse et de l'île de Céphalonie. Comment avez-vous choisi ces destinations ?

 

En vérité, c'est plutôt elles qui m'ont choisie ! Ma démarche n'est pas sociologique : elle est humaine avant tout. Avec l'aide d'une amie franco-grecque, Anastasia, et de sa tante Eleni, j'ai pu rencontrer plusieurs femmes passionnantes à Chalandri, dans la banlieue nord d'Athènes.

 

Je voulais aussi à tous prix faire le portrait d'une grand-mère résidant sur une île : le vécu des événements historiques qui ont marqué le XXème siècle en Grèce est très distinct selon qu'on se place du point de vue continental ou insulaire. D'où l'intérêt pour moi de recueillir un témoignage à Céphalonie, dans la mer Ionienne.

 

Je rêve d'aller explorer d'autres îles, notamment Ikaria ou Lesbos. Les grands-mères sont une source inépuisable d'apprentissage et d'inspiration : je ne veux donc pas m'arrêter là !

 

A.B. : Le lieu qui accueille votre exposition, un restaurant gréco-kurde, peut constituer une petite surprise. Qu’est-ce qui vous a emmenée à cette collaboration ? Comment avez-vous connu Zagros ?

 

J'ai découvert Zagros quand je vivais dans le 20ème arrondissement, avant de quitter mon chez-moi pour aller en Grèce mener ce projet. J'ai retrouvé dans ce restaurant l'ambiance et la chaleur qui me manquaient parfois à Paris. Les goûts de la Grèce et de l'Asie Mineure aussi.

 

Un jour, un ami qui tient une cave à vins à deux pas du restaurant m'a dit : « Pourquoi tu ne montrerais pas tes photos chez Zagros ? » L'équipe a eu la gentillesse de m'ouvrir les portes et voilà bientôt deux mois que les clients de Zagros dînent, rient, boivent et discutent sous le regard bienveillant de mes 12 grands-mères grecques.

 

D'ailleurs Zagros est plus qu'un simple restaurant : des expositions et concerts y sont régulièrement organisés. Le commercial y coexiste avec l'humain. De ce point de vue, l'esprit du lieu collait parfaitement avec celui dans lequel j'ai pris ces photos.

 

A.B. : Le jour du vernissage, évoquait plutôt une fête. C’est quelque chose qui a dépassé vos ambitions ? Quels sont les sentiments ou les pensées les plus fortes qui sont arrivés à vous au cours de la soirée ?

 

C'est vrai que l'ambiance était festive ! Je le dois notamment au fait que Zagros est un lieu chaleureux. J'étais heureuse de voir toutes ces personnes se déplacer : des amis, des proches, des personnes rencontrées ce jour-là pour la première fois, d'autres que j'ai connues via des structures de la communauté grecque à Paris, notamment l'association Phonie-Graphie et la Fondation Hellénique.

 

J'ai été particulièrement touchée par certaines réactions : des personnes qui m'ont parlé de leur propre grand-mère, d'autres qui ont partagé avec moi des histoires liées à leurs origines multiculturelles ou bi-nationales... Ce sont ces échanges qui font à mon sens la différence. Ce qui fait aussi, au-delà de l'aspect esthétique, tout l'intérêt de la pratique photographique : sa capacité à créer du lien et à rapprocher.

 

A.B. : Quels sont vos prochains projets concernant les « giagiades » ? Élaborez-vous déjà d’autres projets ?

 

Après deux expositions dont la première organisée dans le cadre des Rencontres Photographiques du 10ème, mon objectif pour 2017 est de travailler sur les récits des grands-mères. J'ai déjà fait un pas important en retranscrivant l'intégralité des entretiens, soit un peu plus de vingt-cinq heures d'enregistrement.

 

Je souhaite maintenant avancer sur la partie éditoriale du projet « giagia ». Les portraits photo étaient un premier contact : après avoir montré les visages, je souhaite partager les histoires. C'est aussi une promesse que je leur ai faite, celle de leur dédier un livre. Ces héroïnes à la fois communes et hors du commun le méritent amplement !

 

Une fois l'exposition chez Zagros terminée, j'envisage d'organiser un nouvel événement qui mêle cette fois plusieurs médias : la photo mais aussi le texte, la vidéo... Mobiliser les acteurs de la communauté grecque et les philhellènes, nombreux à Paris, autour du thème fédérateur des grands-mères grecques. Voire plus largement créer un événement de promotion des jeunes talents Grecs et Franco-Grecs de Paris. Une belle année en perspective !

 

Propos recueillis par Natasha Gocci   2/2/2017

 

 

1Anguéliki Garidis, Les Armoires du Temps, éditions Petra (mai 2016).