Violence éducative ordinaire : un impensé et ses conséquences

 

S'il ne se trouve personne pour contester que la maltraitance[1] vis à vis des enfants est un délit qui doit être réprimé par la loi, très nombreux en revanche sont ceux qui restent persuadés du bien-fondé des châtiments corporels « éducatifs », de la gifle à la fessée donnée pour « calmer le jeu ».

En France, la loi interdit la violence conjugale mais tolère de fait la violence envers les enfants.

En clair, ce qu'il nous semble juste d'interdire entre adultes demeure, s'agissant des enfants, une question d'ordre privé qui relèverait d'un choix familial.

Pourquoi cette banalisation de la violence éducative ? Probablement parce que nous l'avons tous connue à des degrés divers dans notre enfance et qu'au fond nous l'avons intégrée très tôt comme légitime. De ce fait, la plupart du temps, nous ne la percevons pas comme une violence, avec tout l'impact négatif qu'entraîne un acte agressif, mais au contraire comme quelque chose qui nous a construits. Les gifles, les coups, mais aussi les mots durs, l'absence de considération, les menaces, les cris, les punitions, tout ce qui relève au fond d'une violence ordinaire, tout cela nous aurait préparés au monde tel qu'il est, un monde qui serait par essence dur et compétitif ?

A moins que justement, ce ne soit l'inverse. Et que l'éducation ne soit aux racines de cette violence.

 

Nous avons rencontré Olivier Maurel, professeur de lettres et fondateur, en 2005, de OVEO[2] l'Observatoire de la violence éducative ordinaire.

 

 

A.B. : C'est en vous interrogeant sur les causes de la violence, et notamment celle des guerres, que vous en êtes venu à considérer la violence éducative ordinaire comme un facteur déterminant dans le niveau de violence des sociétés. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce point ?

 

Oui, ayant connu de très près la guerre dans mon enfance sous la forme de multiples bombardements, de combats dans la propriété même où nous habitions et de la déportation d'une de mes sœurs, je me suis toujours interrogé sur les raisons de cette forme de violence. Les explications qu'on m'en donnait (péché originel, animalité féroce de l'humanité, pulsions freudiennes) ne m'ont pas paru longtemps satisfaisantes. Plusieurs lectures (Stanley Milgram, Soljenitsyne, René Girard) m'ont amené à penser que la violence naissait bien davantage entre nous qu'en nous, c'est-à-dire dans des modes de relations générateurs de violence comme la soumission à l'autorité, l'acquisition d'idéologies et de croyances ou encore le mimétisme. Et grâce aux livres d'Alice Miller, j'ai acquis la conviction que ces trois formes de relations génératrices de violence prenaient leur origine dans les traumatismes et la violence subis par les enfants dès leur plus jeune âge pendant toutes les années où leur cerveau se forme. Un enfant qui subit la violence apprend à se soumettre à la violence et aux autorités violentes ou à y soumettre les autres. Il apprend que pour une idée, le Bien (« Je te frappe pour ton bien ») on peut faire violence à un être humain et, pire, à un être humain plus faible que soi. Et enfin, ayant appris à obéir moins à sa conscience qu'à des stimulations extérieures (coups ou récompenses), il manque d'autonomie personnelle et devient très vulnérable à tous les entraînements mimétiques (paniques, entraînements collectifs meurtriers, lynchages...)

 

A.Β. : Si j'ai bien compris, vous ne pensez pas que notre « cerveau primitif » ou nos « pulsions » font de nous des êtres voués à l'agressivité, une agressivité qu'il conviendrait de refréner par l'éducation et par la répression de ces pulsions ?

 

Nous sommes des animaux sociaux depuis des millions d'années, bien avant même l'apparition de l'homo sapiens il y a 200 000 ans. Si nous avions vraiment, comme le pensait Freud, un besoin de violence meurtrière comparable à la faim, à la soif ou à la sexualité, il y a beau temps que l'humanité aurait disparu par autodestruction. L'agressivité défensive que nous partageons avec les autres grands primates n'est que très rarement génératrice de meurtre et dépend essentiellement de l'organisation de la société. La société matriarcale des bonobos par exemple est beaucoup moins violente que la société des chimpanzés.

Et ce que l'on découvre de plus en plus aujourd'hui en étudiant le développement du cerveau et du comportement des enfants, c'est que les enfants, simplement parce que nous sommes des animaux sociaux dont le cerveau a été programmé à la vie sociale pendant des millions d'années, naissent avec d'extraordinaires capacités relationnelles innées : l'attachement, base de l'affection et de l'amour, l'imitation, source de tous les apprentissages, l'empathie, source de la compassion et de l'  « humanité » au sens le plus fort du terme (quand on dit de quelqu'un qu'il est « humain »), l'altruisme (les bébés ont une tendance spontanée à consoler et à aider un autre bébé ou un adulte), le sens de la justice et même la capacité très utile de réfléchir avant d'obéir et même de refuser d'obéir si l'ordre qu'on leur donne est stupide.

On n'a donc pas à réprimer les supposées pulsions des enfants, on doit au contraire accompagner, par l'exemple que nous leur donnons, leurs capacités relationnelles innées.

 

 

A.B. : Dans la courte présentation que j'ai faite plus haut de l'OVEO, j'ai mentionné les gifles, les fessées et les punitions. Mais quand je parle autour de moi de violence éducative, on me demande souvent « à partir de quel moment y a t-il violence éducative ? ». Qu'est ce que vous répondriez à cette question ? Et quels effets a cette violence sur le cerveau d'un enfant et sur son comportement?

 

Les parents, et particulièrement la mère surtout pendant les premiers mois, sont le pôle de sécurité des enfants. Quand les enfants subissent une agression, ils appellent instinctivement leurs parents en pleurant ou courent se réfugier auprès d'eux. Mais quand l'agression vient précisément de ce pôle de sécurité que sont ou doivent être les parents, l'enfant éprouve une angoisse d'abandon équivalente à une angoisse de mort. J'ai vu de mes yeux un nourrisson auquel sa mère avait donné une très légère tape parce qu'il lui avait mordu le sein refuser de téter pendant trois jours. Il se laissait mourir plutôt que de renouveler cette expérience : une « petite tape » pour nous adultes, un séisme pour l'enfant.

La violence, si faible soit-elle, agit sur la santé physique des enfants par le biais du stress. Quand l'enfant ne peut ni fuir ni se défendre, les hormones du stress deviennent toxiques et attaquent l'organisme, notamment l'estomac qu'elles ulcèrent et les neurones des parties du cerveau liées à la mémoire. De plus, dans les situations de stress, l'organisme désactive les fonctions qui ne sont pas immédiatement utiles, dont notamment le système immunitaire. Si le stress est trop fréquent, ce système perd de son efficacité à force d'être désactivé et réactivé. Et si le stress devient chronique, on sait, depuis 2013, que les cellules immunitaires restent en permanence en position d'attaquer les agents infectieux même lorsqu'il n'y en a pas, ce qui produit une inflammation chronique, porte ouverte à toutes les maladies, y compris au cancer.

La violence éducative agit aussi sur la santé mentale des enfants par le biais de l'humiliation qu'elle produit. L'enfant puni et battu s'accuse : « Je suis mauvais, je suis nul, je suis méchant... » Il perd l'estime de soi et la confiance en soi. C'est la porte ouverte à la dépression et à toutes les formes d'auto-agressions : alcoolisme, toxicomanie, scarifications, tendances suicidaires.

Sur le comportement des enfants, la violence éducative, en plus des effets mentionnés dans ma réponse à la première question, provoque une assimilation entre les deux notions de conflit et de violence. Quand, dans les petits conflits de la vie quotidienne (refus de l'enfant de manger, de s'habiller, d'aller se coucher...) on habitue l'enfant à la réaction violente d'une claque ou d'une fessée, on fait acquérir à son système nerveux le réflexe de régler tous les conflits par des violences. La tension du conflit génère instantanément un réflexe violent. Cette impulsivité peut avoir dans la vie future de l'adolescent et de l'adulte les pires conséquences. Alors que le rôle des parents devrait être d'apprendre aux enfants à régler les conflits par l'écoute de l'autre, le dialogue, la réflexion en commun : « On n'est pas d'accord. Comment pourrait-on régler ce problème de manière qu'autant que possible chacun soit satisfait ? »

 

A.B. : Où en est la France aujourd'hui, sur cette question de la violence éducative ordinaire, par rapport au reste de l'Europe ? Au niveau de la loi mais aussi au niveau de l'opinion.

 

Au niveau de la loi, il y a actuellement un débat sur l'adoption d'un article qui pourrait être un pas important dans le sens de l'interdiction. Mais pour le moment, il n'existe pas encore d'interdiction claire des punitions corporelles et des humiliations infligées aux enfants.

Au niveau de l'opinion, les sondages montrent que l'opinion favorable aux punitions corporelles perd du terrain de dix ans en dix ans. Et même si chaque fait divers concernant la violence éducative provoque immédiatement des débats enflammés, les médias ont moins tendance qu'autrefois à tourner en dérision les partisans de l'interdiction de toute forme de punition corporelle.

 

A.B. : On peut encore lire régulièrement des articles très critiques sur le modèle suédois, qui interdit et réprime les châtiments corporels dans l'éducation. Pourtant, il semble qu'en Suède justement, cette loi qui s'est d'abord heurtée à l'hostilité de l'opinion est aujourd'hui approuvée par plus de 80 % de la population. N'est-ce pas étrange que cet exemple, plutôt positif, soit régulièrement agité chez nous comme un épouvantail ?

 

Oui, cette présentation de la Suède comme un épouvantail est due, je crois, à l'espèce de panique que beaucoup de gens éprouvent à l'idée que l'éducation qu'ils ont eux-mêmes reçue puisse être remise en question. Parce que derrière ce mode d'éducation il y a l'attachement viscéral qui lie l'enfant à ses parents et la conviction, acquise sous les gifles et les fessées, que nous étions mauvais et que c'était vraiment pour notre bien qu'on nous frappait. Quand on a acquis la conviction qu'on méritait et que tous les enfants méritent la fessée à cause de leur mauvaise nature, on imagine que ne pas réprimer les enfants par la violence va produire des cohortes d'enfants-rois pleins d'une volonté de toute-puissance et qui vont engendrer le chaos.

 

A.B. : Vous faites souvent observer qu'on a écrit beaucoup de choses sur la violence, mais que l'on parle très peu de la violence éducative. Cette violence est pourtant présente depuis des siècles et nous ne la voyons pas. Pourquoi, selon vous, une telle cécité ? Est-ce que cela tient aux raisons que j'invoquais plus haut ? Elle nous apparaît à ce point légitime qu'on ne la voit pas ou qu'on ne l'identifie pas comme de la violence ? Qui aime bien châtie bien ?

 

Oui, je crois que la violence subie dans l'enfance « pour notre bien » produit des effets très profonds et très durables. J'ai été stupéfait de voir que la quasi-totalité des spécialistes des sciences humaines (psychologues, psychanalystes, sociologues, historiens, philosophes...) qui consacrent des ouvrages entiers à la violence humaine en général, traitent de toutes les sortes de violences mais « oublient » d'évoquer la violence éducative sur les enfants alors qu'elle est très fréquente partout, qu'elle a encore dans la majorité des pays l'intensité extrême qu'elle avait encore en France au XIXe siècle (bastonnades, coups de fouet ou de ceinture, coups de poing...). La raison de cet « oubli », c'est, je crois, qu'ils ont subi eux-mêmes cette violence, qu'elle les a persuadés qu'elle était justifiée par leur mauvaise nature et donc qu'elle n'était en rien assimilable aux mauvaises violences dont traitent leurs ouvrages. Résultat : ils omettent de parler de la violence qui est probablement à l'origine de toutes les autres.

 

A.B. : Au fond, est-ce que la sensibilisation des enfants à leur propre violence, action qui est fréquemment menée dans les écoles ou en tout cas qui l'a été, ne fait pas les choses à l'envers ? C'est à dire que d'une certaine façon, ces actions accréditent l'idée que les enfants sont porteurs de violence, alors que cette violence, celle qu'ils manifestent autant que celle qui les fascine dans les jeux vidéo ou dans les films, n'est jamais que le reflet de celle de la société ou plus directement de celle dont ils sont eux-mêmes victimes dans leur propre environnement ? Est-ce que l'on n'obtiendrait pas de meilleurs résultats en sensibilisant d'abord et surtout fortement les parents et les éducateurs à ces questions ?

 

J'en suis, bien sûr, tout à fait convaincu. Nous devons, en tant qu'adultes, prendre conscience de notre propre violence, violence qui n'était pas innée en nous mais que nous avons acquise au cours de notre enfance. Et pour nous en guérir considérer les enfants avec le regard que portent sur eux certains chercheurs qui étudient le développement de leur cerveau et de leur comportement. Depuis quelques dizaines d'années, ils ne cessent de découvrir de nouvelles capacités relationnelles des enfants, capacités qui, lorsqu'elles sont respectées et accompagnées par leurs parents, font d'eux des adolescents et des adultes à la fois équilibrés et sensibles, capables de construire une société meilleure que celle dans laquelle nous vivons.

 

En vous remerciant !

 

 

Propos recueillis par Joëlle Cantin   23/12/2016

 

Interview d'Olivier Maurel sur YouTube :

https://www.youtube.com/watch?v=bshCxs0nYuU

 

Site de l'OVEO : http://www.oveo.org/

 

 

 

[1] 700 enfants meurent chaque année en France, victimes de maltraitance

 

[2] L'objectif de l'OVEO est d'informer sur la violence éducative ordinaire et ses effets. Avec les autres associations qui œuvrent sur le terrain, l'OVEO travaille à faire inscrire dans la loi française un amendement pour interdire les châtiments corporels dans l'éducation.