Le Céramique, lieu de l'au-delà

 

Centre d'Athènes. Des voitures qui vont et viennent, des coups de klaxons, des trottoirs pleins de passants, des pas pressés, des voix inquiètes. J'étais frénétiquement à la recherche d'un refuge.

Je n'aurais pourtant jamais pu l'imaginer, dans un des quartiers les plus centraux d'Athènes ni que je m'y trouverais, parmi les bouquets de thym, les coquelicots, la lavande et les tortues, comme dans la campagne de mes souvenirs d'enfance. Et pourtant ...il existe bien, ce petit coin préservé : le site archéologique du Céramique et son musée, qui, comme une capsule temporelle, nous transporte dans la « belle banlieue » de l'Athènes antique.

 

Le lieu, entouré par les rues d'Asomaton, du Pirée et d'Ermou, ne représente qu'une petite partie de l'ancienne circonscription de l'Attique, le dème du Céramique au nord-ouest d'Athènes, coupé du bruyant environnement urbain. Une découverte fortuite de la stèle en marbre de la tombe d'Agathon, en 1863, ouvrit la route aux fouilles, qui se firent sous la direction de la Société archéologique (grecque, ndt) de 1870 à 1913 et de 1913 à nos jours, sous celle de l'Institut allemand d'archéologie.

 

Le Céramique, la « belle banlieue » d'Athènes, selon Thucydide, s'étendait le long de la vallée du fleuve Eridanos. Le nom Eridanos, composé de la racine indo-européenne danos (humidité, rosée, fleuve) et du mot irion (tertre funéraire, tombe) désignait un cours d'eau toujours existant et visible encore aujourd'hui. Il prend sa source au Mont Lycabette et coule de façon souterraine dans la direction du centre de la ville, parvenant jusqu'au Céramique mais à l'état de ruisseau. L'Eridanos lie un écosystème qui compte 180 espèces d'arbres et de plantes et 10 espèces d'oiseaux. Sous l'antiquité, l'hiver, il se changeait en un torrent qui inondait toute la zone. A partir du IVème siècle av. J.-C., quand les eaux du fleuve commencèrent à se retirer, asséchant tout autour le marécage, apparurent les premières habitations, ateliers de céramique et diverses autres constructions. Depuis les temps préhistoriques, l'endroit accueillait des sépultures parce qu'il se trouvait à l'ouest de la ville. L'Ouest, selon les croyances des peuples méditerranéens, constituait le point d'horizon idéal pour y placer les tombes, puisque la mort était considérée comme le couchant de la vie.

 

Depuis longtemps pourtant, dans ce même lieu, la vie allait de pair avec la mort. Car il s'y trouvait également des ateliers de céramique, en raison du sol argileux dû à la présence du fleuve, qui donnèrent naissance aux poteries qui sont parmi les plus célèbres œuvres d'art de la Méditerrannée. Vraisemblablement, c'est aussi la céramique qui a donné son nom au lieu même si, selon une autre version, il proviendrait du héros Ceramos, fils de Dionysos et d'Ariane. Quoiqu'il en soit, il est tout à fait remarquable que l'art de la céramique soit resté vivant en ce même lieu depuis 2500 ans puisqu'encore aujourd'hui, quelques mètres plus loin, se trouve le Centre d'études de la céramique moderne.

 

Le Céramique était séparé en deux, par les murs de la ville. La partie à l'intérieur des murs qui s'étendait en direction d'Athènes avait un caractère d'habitation tandis que la partie extérieure était vouée aux sépultures. C'est donc ici, à partir des murs, que je décidai de commencer mon périple, à la manière d'un voyageur d'autrefois qui, dans des temps reculés, visitait la ville. J'ai donc pris position là où jadis se trouvaient les portes d'entrée de la cité, à l'endroit du Dipylon (porte avec deux entrées), à la fois monumentale porte d'Athènes et point de départ de la voie sacrée. Par le Dipylon passait la rue principale d'Athènes. Sa cour abritait des jeux, des fêtes et les préparatifs pour la cérémonie des Panathénées. D'après Lucien, rhéteur et satiriste de l'époque romaine, les murs de la grande cour du Dipylon recueillait les couplets érotiques des jeunes amoureux.

 

A côté de la porte sacrée passait (et passe) l'Eridanos. C'est de cette porte que les initiés partaient pour les Mystères qui se déroulaient à Eleusis. Entre les deux entrées, se trouvait le premier bâtiment que l'on rencontrait dans le « Céramique intérieur », le Pompeion. C'est un bâtiment rectangulaire, avec une cour ornée d'un péristyle et des salles pour les banquets. La cour était parcourue d'une galerie semée de bancs et ornée de fresques qui représentaient des rhéteurs et des poètes. C'est ici que les Athéniens entreposaient le navire du défilé des Panathénées, auquel était suspendu le voile de la déesse Athéna, celui-là même qu'ils escortaient ensemble, jusqu'au Parthénon. Le bâtiment servait aussi de gymnasium, dont l'entrée était libre à tous les citoyens.

 

En prenant les portes qui débouchent sur la partie extérieure du Céramique, j'ai commencé à parcourir les rues antiques qui traversaient cet espace champêtre, admirant au passage quelques unes des sépultures les plus significatives des 5 et 4èmes siècles av. J.-C. Des stèles funéraires, comme autant de petites vues tirées de la pellicule d'un film, essaient de restituer brièvement la vie du défunt ; et là, au milieu de toutes ces existences passées, est venue s'insinuer la douleur des adieux. Sur toutes les stèles, les morts, les yeux tournés vers le lointain, ne regardent plus les leurs mais contemplent l'au-delà tandis que leurs proches, autour d'eux, se suspendent à ce dernier regard avant les adieux.

 

Parmi toutes ces tombes, j'ai croisé celle de Dexileos, un jeune cavalier qui, d'après l'inscription qui figure sur la stèle, perdit la vie pendant la guerre contre Corinthe, en 394-393 av. J.-C., et que ses parents ont fait représenter fort, victorieux comme ils voulaient se le rappeler ; le monument commémoratif de Dionysos, avec sur le bas-relief un taureau prêt à s'élancer, les stèles des ambassadeurs enterrés aux frais de la cité… Plus bas, l'une des plus connues du Céramique, la stèle de Hegeso: la jeune Hegeso, assise, un coffret en mains, examine ses bijoux avec, sur le visage, un air si vivant de mélancolie qu'elle semble savoir qu'elle ne les reportera jamais. La tombe des Lacédémoniens, un peu plus loin, rappelle une des périodes les plus sombres de l'histoire d'Athènes : cette sépulture collective est la tombe de 13 hommes avec, encore visibles, les traces de leurs blessures mortelles. Les Lacédémoniens combattaient aux côtés des oligarques, au cours de la révolte des démocrates athéniens, au Pirée, en 403 av. J.-C. sous les tyrannies des Trente et des Trois Mille. Cette tombe fait partie du petit nombre d'entre celles qui ont été extraites du Demosion Sema, cette partie où l'on enterrait aux frais de l’État ceux qui étaient tombés au combat. Les autres se trouvent encore le long de l'avenue du Pirée.

 

Et dans le musée, l'une des stèles les plus émouvantes : la grand-mère Amfareté qui se désole non seulement de sa propre mort mais aussi de celle de son petit enfant enterré avec elle. Sur la stèle, la grand-mère, assise, a dans les mains une statuette d'oiseau tournée vers le jeune enfant qu'elle tient dans ses bras.

L'inscription sur la stèle lui attribue ces mots : "Je porte ici l’enfant chéri de ma fille, que j’ai porté sur mes genoux quand nous étions vivants et voyions la lumière du soleil, et maintenant, morte, je le porte mort".[1]

 

Tant d'histoires différentes à chaque pas mais partout la même douleur face à l'absence. Le Céramique est l'un de ces quelques lieux que je ne cesse de visiter, où se ressent si profondément la nostalgie liée au passage du temps. Les gens se recueillaient ici dans le souvenir du temps passé avec ceux qu'ils avaient aimés, et les visiteurs d'aujourd'hui y éprouvent la même proximité avec leurs disparus. Mais ils sortent du Céramique plus vivants et plus légers.

 

Dans une société, adepte du « tout tout de suite », qui s'emploie à combler le vide, à le faire disparaître comme s'il était un tabou, alimentant ainsi les crises de panique, ce lieu agit comme un temps d'arrêt à l'égard des rythmes effrénés du quotidien. Ici, dans la plénitude du calme, on peut prendre le temps de s'écouter soi-même. Ici s'estompent les distances entre passé et présent et l'on prend conscience que nos sentiments ne diffèrent pas de ceux des hommes d'autrefois. Le Céramique nous porte à la réflexion : nous sommes peut-être en crise également parce que nous nous éloignons de nos besoins essentiels et que nous refusons de penser la douleur et l'absence.

 

 

Écrit par Irini Tzoura   14/1/2017

Traduit par Joëlle Cantin

 

 

 

[1] La traduction est empruntée au blog de Thierry Jamard.